CHAPITRE X

 

Willow commençait à regretter d’avoir agi sur un coup de tête.

Tandis que son compagnon et elle marchaient dans les rues désertes, elle sentit augmenter sa nervosité. Le garçon n’avait pas prononcé dix mots depuis qu’ils étaient sortis du Bronze, et il avait quelque chose de bizarre qu’elle n’avait pas remarqué à l’intérieur, avec le bruit et l’absence de lumière.

Au milieu d’une foule qui lui manquait de plus en plus à chaque seconde.

— Il fait sacrément noir, dit-elle, histoire de relancer la conversation.

— C’est la nuit, répondit froidement son compagnon.

— C’est vrai, approuva Willow. Il fait toujours noir, la nuit. Enfin… en général.

Une fois de plus, elle racontait n’importe quoi. Mais son malaise l’emportait sur sa gêne.

Ils continuèrent à marcher en silence. Puis la jeune fille prit de nouveau la parole.

— Je n’arrive pas à croire que je ne t’aie jamais vu au lycée. Tu as M. Chomsky en histoire ?

Son compagnon ne répondit pas. Il s’arrêta brusquement. Willow jeta autour d’elle un regard hésitant.

— Le glacier est par là, du côté de Hamilton Street, dit-elle en tendant un doigt.

Elle sentit le garçon lui prendre la main.

— Je connais un raccourci.

Puis il l’entraîna vers le cimetière, à travers les ténèbres des bois.

 

*

* *

 

Buffy n’avait toujours pas retrouvé Willow.

De plus en plus inquiète, elle fit le tour du club par-derrière et vit Alex descendre le trottoir, son skateboard coincé sous le bras.

— Tu t’en vas déjà ? demanda le jeune homme, déçu.

Buffy n’était pas d’humeur à se laisser draguer.

— Alex, as-tu vu Willow ?

— Pas ce soir.

— Il faut absolument que je la retrouve. Elle est partie avec un mec.

— Tu es sûr que nous parlons de la même personne ? s’enquit Alex, interloqué. Ouah ! Willow s’est dégoté un petit ami au Bronze. J’aurai tout vu !

Ça, c’est ce que tu crois, faillit répondre Buffy. Mais elle n’avait pas de temps à perdre en bavardages.

— Où ont-ils pu aller ?

— Pourquoi, tu sais quelque chose de désagréable au sujet de ce type ? (Alex porta une main à son front et fit mine de réfléchir intensément.) Je sais ! s’exclama-t-il en claquant des doigts. C’est un vampire, et il faut que tu le tues !

Cette fois, il réussit à retenir l’attention de Buffy. A la fois surprise et ennuyée, elle se tourna vers lui pour le dévisager.

— Ne me dis pas que c’était dans le journal de l’école ? Ou aux infos régionales ? Reste-t-il dans cette ville une seule personne qui ignore que je suis la Tueuse ?

— Je sais seulement que tu te prends pour une tueuse de vampires, corrigea Alex. J’étais à la bibliothèque quand tu en as parlé avec Giles.

— Peu importe. (Buffy poussa un soupir.) Dis-moi juste où Willow a pu aller.

— Tu es sérieuse, pas vrai ? réalisa Alex.

— Si nous ne la retrouvons pas très vite, il y aura un autre cadavre à Sunnydale demain matin.

Le jeune homme hésita. Observant l’expression sérieuse  – mortellement sérieuse  – de Buffy, il comprit qu’elle ne plaisantait pas.

— Viens.

 

*

* *

 

Willow avait dépassé le stade de la nervosité.

Pendant que son compagnon et elle traversaient les bois, elle s’abandonna à une panique silencieuse. Elle ne voyait pas comment elle avait pu se fourrer dans une situation pareille, et encore moins comment elle allait s’en sortir. On aurait dit que son cerveau tournait à vide.

— C’est plutôt effrayant comme coin, lâcha-t-elle enfin. Tu es sûr que c’est un raccourci ?

Le garçon ne répondit pas. Bien qu’elle n’ait guère le sens de l’orientation, son instinct avertissait Willow que ce n’était sans doute pas le chemin du glacier.

Soudain, il s’arrêta, et elle vit qu’ils se tenaient devant un mausolée.

Désorientée, Willow sonda l’entrée béante. Un puits de ténèbres s’ouvrait devant elle ; elle frissonna de la tête aux pieds.

Son compagnon prit enfin la parole.

— Tu as déjà visité un de ces trucs ? demanda-t-il.

Willow tenta d’empêcher sa voix de trembler, soucieuse de rester maîtresse d’elle-même.

— Non, et ça ne me dit rien.

Le garçon s’approcha d’elle et lui repoussa les cheveux en arrière. Il la serra contre lui, beaucoup plus fort et de manière bien plus intime qu’elle n’aurait souhaité.

— Allons, dit-il sur un ton moqueur. De quoi as-tu peur. Une grande fille comme toi ?

Puis il la poussa à l’intérieur du mausolée.

Terrifiée, Willow trébucha et manqua tomber. Elle se rattrapa de justesse ; comme elle n’y voyait rien, elle cligna des yeux plusieurs fois.

Après quelques interminables secondes, la jeune fille distingua enfin une petite salle aux murs de pierre. Une tombe imposante, sur laquelle était sculptée la silhouette d’un homme, occupait le centre.

Derrière Willow se trouvait la porte par où elle était entrée ; en face, elle en aperçut une autre, plus petite, qui semblait verrouillée.

La jeune fille fit volte-face. Son compagnon se découpait dans l’encadrement de la porte, lui barrant la route.

Les battements du cœur de Willow résonnaient douloureusement à ses oreilles.

— Ce n’est pas drôle, dit-elle en s’efforçant de garder son calme.

Mais elle était au bord des larmes.

Au lieu de répondre, le garçon s’approcha d’elle, le visage dissimulé par des ombres. Willow fit un pas sur le côté, espérant bondir vers la porte.

— Je crois que je vais rentrer, déclara-t-elle.

— Ça m’étonnerait beaucoup.

La voix du garçon était dure et froide.

Elle comprit qu’il ne plaisantait pas. Sentant le danger, elle recula d’un pas, puis pivota et poussa un cri en heurtant Darla, qui venait d’entrer.

Celle-ci observa d’abord Willow, puis son compagnon, comme si elle évaluait la situation.

— C’est tout ce que tu as trouvé ? railla-t-elle.

— Elle est fraîche, répondit le garçon, sur la défensive.

— Mais il n’y a pas grand-chose à manger dessus, répliqua Darla.

— Tu n’avais qu’à apporter ta nourriture !

— C’est ce que j’ai fait.

Darla indiqua la porte. Sous le regard effrayé de Willow, un Jesse à l’air très confus entra.

— Attends-moi, dit-il d’une voix pâteuse.

— Jesse !

Willow se précipita vers lui. Jamais elle n’avait été aussi heureuse de le voir. Mais le jeune homme se tenait le cou, et il avait l’air un peu fiévreux. Il ne sembla pas s’apercevoir de sa présence.

— Je crois que tu m’as fait un suçon, déclara-t-il à l’attention de Darla.

La jeune fille continua à l’ignorer.

Quand il retira sa main, Willow vit le sang qui maculait les doigts de Jesse, et coulait le long de sa gorge. Elle se figea un instant puis, les yeux écarquillés, se tourna vers les deux silhouettes debout derrière elle.

Darla haussa les épaules.

— J’ai eu un petit creux en route, expliqua-t-elle.

Willow passa un bras sous ceux de Jesse et essaya de l’entraîner.

— Il faut sortir d’ici !

— Vous n’irez nulle part, avertit Darla.

— Fichez-nous la paix ! cria Willow.

Darla fondit sur elle si rapidement qu’elle n’eut pas le temps de reculer.

— Vous n’irez nulle part, répéta la vampire, jusqu’à ce que nous nous soyons nourris !

En crachant son dernier mot, elle se pencha vers Willow. Sous le regard horrifié de la jeune fille, son visage se transforma en un masque grotesque : peau en lambeaux, chair pourrissante, crocs acérés et rictus maléfique.

Willow poussa un hurlement. Elle fit un pas en arrière, heurta quelque chose et tomba. A travers le brouillard de sa terreur, elle vit son compagnon éclater de rire et s’approcher d’elle, ses traits devenus aussi laids que ceux de Darla.

Willow comprit qu’elle allait mourir. Elle regarda les créatures fondre sur elle, dardant des griffes pareilles à des rasoirs. Un filet de bave coulait au coin de leurs lèvres, leurs yeux brillant d’une lueur affamée.

Quand une voix s’éleva derrière elle, elle crut que la peur la faisait délirer.

Ça ne pouvait pas être vrai.

— Vous avez l’air de bien vous marrer !

Buffy entra dans le mausolée, Alex sur les talons.

Tous les occupants de la pièce se figèrent.

— La déco est un peu sommaire, dit la jeune fille en balayant les murs du regard, mais il suffirait d’une bonne couche de peinture et de quelques coussins pour en faire un vrai petit nid d’amour.

— Qui diable es-tu ? grogna Darla.

— Tu veux dire que quelqu’un n’est pas encore au courant ? s’exclama Buffy. Comme je suis soulagée ! Je vais te dire un truc : protéger son identité secrète à Sunnydale, c’est pas de la tarte.

Pendant que la jeune fille détournait leur attention, Alex avança entre les deux vampires. Rien n’avait préparé les créatures à cette apparition ; intriguées, elles lâchèrent Willow et Jesse.

— On se casse, Buffy, chuchota Alex.

Mais le vampire mâle se reprit.

— Pas encore, lâcha-t-il.

— Comme tu veux, concéda Buffy. (Une pause.) Dis-moi, où as-tu péché cette tenue ? Tu ressembles à DeBarge. (Elle se tourna vers Darla et ajouta sur un ton dégagé :) On peut régler ça en usant de la manière forte, ou… Non, en réalité, il n’y a que la manière forte.

La vampire ne se laissa pas démonter.

— Ça me va.

— Tu en es sûre ? insista Buffy. Ça ne sera pas beau à voir : coups et blessures, insultes explicites, images réservées aux adultes…

Elle n’avait pas fini sa phrase quand le vampire mâle attaqua par-derrière à une vitesse surprenante. D’un mouvement gracieux, Buffy sortit un pieu de sous sa veste et le tendit dans son dos.

On entendit un bruit mou quand le vampire s’empala sur le bois. Il s’immobilisa, les yeux écarquillés de surprise, puis s’effondra sur le sol.

Buffy ne lui avait même pas jeté un regard.

Au moment où il toucha la terre, son corps tomba en poussière.

— Tu vois ce qui arrive aux vampires désobéissants ? lança Buffy à l’attention de Darla.

Alex et Willow avaient perdu l’usage de la parole. Ils ne pouvaient que fixer les dalles de pierre où un cadavre gisait quelques secondes plus tôt.

Quant à Darla, elle semblait sur ses gardes mais pas vraiment intimidée. Elle contourna lentement Buffy, se préparant à frapper.

— Il était jeune, cracha-t-elle. Et stupide.

— Alex, fiche le camp ! ordonna Buffy.

— Ne t’éloigne pas trop, susurra Darla.

Sans crier gare, elle plongea sur son adversaire. Buffy l’attendait. Elle para chacun de ses coups avec la précision née de sa pratique des arts martiaux pendant qu’Alex faisait sortir leurs camarades.

Ils s’élancèrent dans les bois, Alex et Willow portant à moitié le pauvre Jesse. Personne n’osait parler. Ils n’arrivaient pas encore à croire ce qu’ils avaient vu dans le mausolée.

Buffy… la Tueuse…

 

*

* *

 

Touchée à l’estomac, Darla s’effondra en grognant. Buffy ne plaisantait plus. Haletante, couverte de sueur, elle posa un pied sur la poitrine de la vampire et fronça les sourcils.

— Et moi qui voulais tout recommencer à zéro, dit-elle, furieuse. Etre comme toutes les filles de mon âge ; avoir des amis, un petit copain… peut-être même un chien. Mais il a fallu que vous veniez ici au lieu de persécuter les habitants d’une autre ville.

— Qui es-tu ? grogna Darla en levant vers elle un regard haineux.

— Tu ne sais pas ?

Avant que Buffy puisse éclairer son adversaire, une paire de mains la saisirent par le cou et la soulevèrent lentement.

— Non, et je m’en moque, dit Luke.

Elle ne l’avait pas senti venir. Tandis qu’il sortait de l’ombre, sa silhouette massive donna à Buffy l’impression d’être toute petite et insignifiante. Consternée, la jeune fille réalisa que les probabilités venaient de se retourner contre elle.

Sans effort, Luke la projeta cinq mètres plus loin. Elle atterrit brutalement, son crâne heurtant le mur.

Luke se tourna vers Darla, qui luttait pour se relever.

— Tu devais apporter une offrande au Maître, la réprimanda-t-il. La Moisson approche, et tu perds ton temps avec cette gamine ?

— Nous avions quelqu’un, dit Darla pour se défendre. Mais elle est venue et… elle a tué Thomas. Luke, elle est très forte.

— Va-t’en, cracha le vampire, méprisant. Moi, je m’occupe de la fillette.

Buffy était encore en train de rassembler ses esprits quand Luke se pencha sur elle. Il pensait qu’elle serait étourdie, mais elle ne se laissa pas prendre par surprise.

Elle repoussa les bras tendus du vampire et lui décocha un coup de pied à la tête.

Luke recula à peine et riposta en flanquant un coup de poing dans la mâchoire de la jeune fille.

— C’est vrai, tu es très forte, concéda-t-il en la plaquant à terre. (Il éclata d’un rire rauque.) Mais pas autant que moi.

Buffy n’avait aucune intention d’abandonner. Elle se tortilla pour se dégager, bondit sur ses pieds et tourna lentement autour de la tombe, afin qu’elle lui serve de bouclier contre Luke.

— Tu me fais perdre mon temps, déclara le vampire.

— Moi aussi, j’avais d’autres plans pour la soirée, répliqua Buffy.

Luke empoigna la plaque de marbre de la tombe, la souleva et la jeta vers la jeune fille.

Celle-ci sauta pour éviter le projectile. Vive comme l’éclair, elle planta ses deux pieds dans la poitrine du vampire.

Ils tombèrent tous les deux, mais Buffy fut la première à se relever. Elle saisit son pieu et voulut l’enfoncer dans le cœur de Luke.

La main du monstre se referma sur l’arme au moment où elle allait frapper.

— Tu crois vraiment pouvoir m’arrêter ? gronda le vampire, le visage déformé par la rage. Tu crois vraiment pouvoir nous arrêter ?

Il serra le poing et le pieu se brisa comme une vulgaire allumette. Puis il flanqua un coup de pied à Buffy, la forçant à reculer.

— Tu n’as aucune idée des forces que tu affrontes, ricana-t-il.

Il avança vers la jeune fille, l’acculant dans un coin du mausolée.

Victorieux, il récita le texte sacré.

— Et telle une épidémie, la race humaine se répandit à la surface de la Terre. Mais le troisième jour de la nouvelle lumière sera celui de la Moisson…

Buffy oscillait au bord de l’inconscience. Sa tête tournait ; des images se bousculaient dans son esprit embrumé.

Elle voyait Giles debout dans sa bibliothèque, feuilletant ses grimoires avec une consternation grandissante. Il observait une page où un dessin illustrait un massacre particulièrement vicieux.

— … Le jour où le sang des hommes coulera à flots comme le vin, continua Luke.

Les personnages agonisaient dans une mare écarlate ; parmi eux se tenait une créature occupée à se nourrir sur le corps d’une femme. Une étoile à trois branches était gravée sur son front.

— … Le jour où le Maître marchera de nouveau parmi eux.

Tandis que Luke continuait sa litanie, l’image fut soudain remplacée par les ruines d’une vieille église. Buffy sentit le danger qui émanait d’une silhouette enveloppée de ténèbres.

— … Alors, le monde appartiendra aux Anciens, récita Luke.

 

*

* *

 

Willow, Alex et Jesse se hâtaient dans la forêt.

— Il faut prévenir la police, haleta la jeune fille. Le commissariat est à quelques pâtés de maisons…

Sa voix se brisa. Les trois jeunes gens s’immobilisèrent, le désespoir s’inscrivit sur leur visage.

Trois vampires leur bloquaient le chemin. Ils reculèrent pour se rendre compte que Darla était derrière eux…

 

*

* *

 

Buffy se força à ouvrir les yeux. Elle se redressa lentement, sans quitter Luke du regard.

— … Et l’enfer se déchaînera en ville, acheva le vampire.

Buffy tenta de plonger sous son bras, mais il fut plus rapide qu’elle et la frappa. Incapable de résister, elle vola en arrière et atterrit dans la tombe ouverte.

Le souffle coupé, elle tourna la tête et aperçut le cadavre décomposé allongé à côté d’elle.

Buffy comprit que ses blessures étaient sérieuses. Elle ne voyait plus Luke ; elle avait beau plisser les yeux et se concentrer, elle ne distinguait rien d’autre que les parois humides de la tombe.

Il pourrait être n’importe où, songea-t-elle.

Elle souleva la tête à grand-peine. Jamais elle n’avait eu aussi peur. Luke était un adversaire coriace. Prudemment, elle jeta un coup d’œil par-dessus le bord de la tombe.

Rien.

Juste le silence.

Le cœur battant à tout rompre, Buffy voulut regarder de l’autre côté.

Alors, Luke jaillit de nulle part et poussa un rugissement de triomphe bestial. Emplissant son champ de vision, il se jeta dans la crypte.

Buffy tenta de le repousser, mais il la maîtrisa sans effort. Puis il s’immobilisa pour la contempler avec une jouissance animale.

Un filet de salive coula sur son menton et glissa sur la joue de Buffy.

— Amen, dit-il.

Il se pencha vers la jeune fille.